Une colombe, un corbeau et les BRICS en soutane – Le pontificat du pape François

Le pape François en Argentine en 2015. Photo : Casa Rosada, Présidence de la Nation argentine, source : Wikipedia, domaine public, CC BY-SA 2.0

Berlin, Allemagne (Weltexpress). La fin d’un mandat dans l’une des plus anciennes et des plus grandes organisations humaines est nécessairement un événement. Mais quel est le bilan du pape François ? Pour y répondre, il faut porter un regard plus large sur le monde.

Ce qui reste le plus profondément gravé dans les mémoires est souvent le fruit du hasard et résulte davantage d’une interprétation spontanée que d’une analyse froide. Pour moi, en ce qui concerne le pape François, aujourd’hui décédé, c’est un moment unique en janvier 2014, quelques semaines avant le coup d’État du Maïdan en Ukraine : deux colombes blanches lâchées par une fenêtre du Vatican en signe de paix, immédiatement attaquées par un corbeau et une mouette.

Pourtant, la perception symbolique persiste. Le sentiment étrange demeure, même après vérification, lorsqu’il s’avère qu’il n’existe aucune vidéo continue montrant la libération et l’attaque dans leur intégralité, mais seulement le moment de la libération, puis des photographies de l’attaque. Toute cette histoire pourrait donc être un faux, et son symbolisme est également compromis par le fait que l’année précédente, lorsque le pape Benoît XVI avait libéré des pigeons à la même occasion, lors d’une marche traditionnelle pour la paix organisée par des jeunes Italiens, une mouette avait attaqué les oiseaux.

L’apparition de telles images est étroitement liée au mélange de rationalité et d’irrationalité qui caractérise la fonction papale. On oublie souvent qu’il a un côté profondément rationnel : la tâche la plus importante de tout titulaire de cette fonction est de maintenir en vie et, si possible, de renforcer l’organisation qu’il dirige. Il est en quelque sorte le PDG de la société catholique, qui est d’ailleurs le modèle juridique des personnes morales et, comme toute grande organisation humaine, le théâtre de luttes internes acharnées.

François, de son vrai nom Jorge Mario Bergoglio, né le 17 décembre 1936 à Buenos Aires, fils d’un immigrant italien qui avait fui le fascisme, était le premier pape non européen depuis le Syrien Grégoire III (731-741). Ce fait met en évidence le premier problème auquel il a été confronté : il y a beaucoup plus de catholiques en dehors de l’Occident qu’en Occident. Sur les 1,39 milliard de membres que compte l’Église catholique dans le monde, 285,6 millions vivaient en Europe, 74,3 millions aux États-Unis et 10,8 millions au Canada en 2023. Au total, cela représente 370 millions de personnes, soit moins de 27 % des croyants dans le monde. Et le nombre d’adeptes en Occident est en baisse.

Cela signifie bien sûr qu’une organisation aussi importante ne peut rester à l’écart des questions géopolitiques et doit, ne serait-ce que dans son propre intérêt, se détourner de la Rome européenne pour se tourner vers les pays du Sud. Ce qui était déjà visible dans l’élection de François, mais qu’il a lui-même renforcé en nommant 163 cardinaux, dont 107 ont moins de 80 ans et seront donc éligibles lors du prochain conclave, c’est la nette majorité dans une assemblée qui comptera 140 membres. 70 de ces cardinaux sont originaires de pays du Sud ; mais comme Benoît XVI a également nommé un certain nombre de cardinaux qui ont encore le droit de vote et qui sont originaires des Philippines, du Nigeria ou du Brésil, il serait très improbable qu’un successeur remette en question cette orientation mondiale.

Comme c’est souvent le cas dans des structures aussi vastes, ce changement ne se fera pas sans retard. Mais si l’on superpose les lignes de fracture géopolitiques actuelles à la répartition des fidèles catholiques, ce sont les pays du BRICS qui domineront à l’avenir, et non plus l’Occident collectif. Si l’on considère donc que le changement opéré par François dans ce domaine relevait de la mission du PDG de la société catholique, on peut dire qu’il s’en est bien acquitté.

Mais il y a bien sûr plus encore. Les scandales financiers, par exemple, qui ont éclaté dans les années 1980 en Italie en lien avec la célèbre loge secrète P2, mais qui n’ont jamais été vraiment résolus. Des liens financiers entre le Vatican et la mafia ont notamment été découverts, et une rumeur persistante circule selon laquelle le pontificat très bref de Jean-Paul Ier en 1978 aurait été victime de ces mêmes implications, ou plutôt de ses efforts pour les élucider.

La politique financière du Vatican est certes tout sauf transparente, mais il semble toutefois que François ait tenté d’apporter un peu plus de clarté dans ce domaine. Il en va de même pour les scandales de pédophilie qui secouent l’Église depuis plus de 20 ans, à commencer en 2001 à Boston, aux États-Unis, et qui sont directement liés au débat sur le célibat, que François n’a toutefois pas remis en cause, se contentant d’en réduire le rang dogmatique.

Cependant, même la partie rationnelle est plus complexe qu’il n’y paraît à première vue. En choisissant le nom de François, le jésuite Bergoglio a signalé qu’il considérait l’ordre franciscain concurrent comme un allié ; mais les deux ordres sont depuis des décennies dans une hostilité acharnée envers un autre ordre qui régnait auparavant au Vatican, sous la forme des papes Jean-Paul II et Benoît XVI, l’Opus Dei. Fondé par un ami de Franco, cet ordre a pacté en Amérique latine avec tous les dictateurs notoires et a été en quelque sorte le partenaire de coopération interne de la CIA (ce que l’idéologie woke a pu rendre plus difficile ces dernières années). Quoi qu’il en soit, le recul de l’Opus Dei a été l’une des priorités du règne de François, même si cela n’a été que fragmentairement visible à l’extérieur.

À bien des égards, on constate que François était entre deux chaises, même s’il a souvent suivi strictement le discours officiel, comme sur le « changement climatique » ou le coronavirus. Concernant l’Ukraine et Gaza, il s’est prononcé en faveur de la paix, mais d’une manière ou d’une autre, tout le monde sera insatisfait de lui. Les libéraux lui reprochaient de définir l’homosexualité comme un péché et d’être contre l’avortement, tandis que les conservateurs le jugeaient trop indulgent, notamment en matière d’homosexualité, et condamnaient ses tentatives de réconciliation avec les autres religions du monde.

On constate souvent une vision purement occidentale et l’attente qu’une personne occupant une telle position suive clairement ses propres opinions. En Europe notamment, l’Église catholique est souvent rejetée parce qu’elle s’est trop éloignée des convictions de la société, en particulier en matière de sexualité.

Cela occulte d’une part le fait que les croyants des bidonvilles de Manille ne sont pas moins importants à long terme que ceux de Cologne, et que la tâche du berger suprême consiste à maintenir la cohésion, ce pour quoi il ne serait pas vraiment utile de rendre les habitants de Cologne heureux, mais au contraire de perdre énormément de prestige en Afrique ou en Asie.

Même si les diocèses les plus riches du monde se trouvent en Allemagne (actuellement celui de Paderborn), cela ne change rien si l’objectif principal est d’assurer la survie de l’ensemble de l’organisation. C’est un fait structurel.

Mais il y a un autre point qui explique pourquoi François a certes conclu l’un ou l’autre compromis avec le courant dominant occidental, mais ne l’a jamais repris : c’est la fonction sociale que des institutions telles que les Églises sont censées remplir. On peut prendre comme contre-exemple dissuasif le Conseil allemand d’éthique, qui ne fait rien d’autre que de trouver une justification apparemment morale à tout ce qui est fait de toute façon.

En cas de consensus total, la contradiction n’a plus aucune utilité. Il se peut bien qu’il y ait des gens qui trouvent satisfaction dans une religion qui ne fait que leur confirmer que ce qu’ils font et croient déjà est juste et bon. Mais la publicité télévisée satisfait également ce type de besoins, et pour les cas un peu plus complexes, il existe des complices complaisants tels que le Conseil d’éthique. Mais quelle que soit la décision à laquelle on parvient personnellement sur une question concrète, une telle décision n’est possible que s’il n’y a pas seulement le courant dominant de la publicité télévisée.

Plus encore, il faut renforcer le muscle moral, relever un défi, avoir une image de l’homme qui attend plus que la simple satisfaction de l’ego. Dans ce contexte, compte tenu du fonctionnement de la pensée humaine, il n’est même pas essentiel que chaque argument soit moderne ou vrai. Rien n’est plus improductif que les discussions avec des personnes qui pensent comme vous, et rien n’est plus fructueux qu’un interlocuteur qui contredit vos arguments avec de bons arguments. Même si l’on ne suit pas les exigences de transcendance, une Église qui ne fait que justifier l’existant est inutile. C’est pourquoi toute l’histoire de l’Église est une lutte constante entre adaptation et remise en question, dans laquelle François d’Assise incarne la remise en question, tout comme Ignace de Loyola, qui ont tous deux failli finir sur le bûcher.

Non, on ne voudrait pas avoir ce travail, qui consiste à maintenir la cohésion de plus d’un milliard de personnes, treize ordres masculins, cinquante-trois ordres féminins et huit ordres mixtes, à une époque de bouleversements politiques et économiques. Et quand on voit l’importance du rôle du PDG de la société catholique par rapport aux changements idéologiques possibles ou même à la marge de manœuvre pour suivre ses convictions politiques personnelles, on ne veut d’autant plus pas ce poste. On se réjouit déjà des petits joyaux, comme celui-ci, tiré d’une courte citation de l’encyclique Dilexit nos : « Au lieu de rechercher des satisfactions superficielles et de faire semblant devant les autres, il vaut mieux se poser des questions importantes : Qui suis-je vraiment, que recherche-je, quel sens veux-je donner à ma vie, à mes décisions ou à mes actions ; pourquoi et dans quel but suis-je dans ce monde, comment veux-je évaluer ma vie lorsqu’elle touchera à sa fin, quel sens veux-je donner à tout ce que je vis, qui veux-je être devant les autres, qui suis-je devant Dieu ? Ces questions me conduisent à mon cœur. »

Non, si l’on considère toutes les conditions, il a bien fait son travail. Même avec tous les compromis qu’il a faits avec le courant dominant occidental, il n’a jamais abandonné la question sociale et a lentement et obstinément orienté tout le grand navire vers le Sud global. C’est également une forme de décolonisation et une forme subtile de démocratie dans un appareil séculaire et non démocratique. Ce sont les premiers pas pour pouvoir survivre à un changement bien plus important – ce qui n’a été possible qu’au prix de grandes difficultés lors de la dernière grande transition vers le capitalisme. Il a défendu la paix, ce qui n’est pas facile lorsque tout l’Occident collectif est avide de guerre. Peut-être que la corneille et la mouette lui ont révélé à l’époque à quel point cela allait être difficile.

Peut-on en attendre davantage ? Pas en cette période d’incertitude. Et le fait qu’il ait ouvert la porte à une sorte de BRICS en soutane suffira peut-être pour qu’il figure un jour sur la liste des papes les plus avisés et que son bilan soit positif non seulement vis-à-vis du catholicisme, mais aussi vis-à-vis de l’humanité.

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